“Les choses n’existent que de la façon dont on les perçoit à une certaine échelle”
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu – ESRA Tome 3 [La révolution des fourmis]
Bernard Werber
Cette citation m’a été soufflée par ma femme, fan absolue de Werber, et résume parfaitement ce que je souhaite décrire ici.
Je vais ainsi vous faire part d’une théorie personnelle : pour s’en sortir, il est vraiment important d’être capable de se situer sur une échelle. Et même sur des échelles: échelle d’intelligence, échelle du temps, échelle de souffrance ou échelle de bonheur. Elle peut donc prendre plusieurs formes.
Cette histoire d’échelle m’a d’ailleurs touché bien avant l’arrivée de Nathan. Comme beaucoup de jeunes, j’étais arrogant et j’avais l’impression d’être brillant, d’être plus malin que les autres. Le syndrome dit du “petit con” bien moins grave que celui qui touche mon fils, je vous rassure. Mais j’ai alors eu la chance de rencontrer des gens bien plus intelligents que moi, notamment dans l’entreprise où je travaille actuellement. Cela m’a alors bien remis à ma place mais surtout cela m’a permis de relativiser. Je suis loin d’être idiot mais je suis loin d’être le plus intelligent. Il est également important d’effectuer ce travail dans son histoire et son rapport au handicap. Il faut faire preuve de lucidité.
Bien sûr lorsque cela commence à vous toucher, tout s’écroule autour de vous et ce travail de recul est impossible au début. Le monde que vous aviez entrevue s’évanouit et laisse place pendant quelques temps à une forme chaos. Dans notre cas, cela a été particulièrement violent et il a fallut du temps pour que nous nous reconnections à la réalité de chacun. On se fixait alors des objectifs à très court terme. Comme l’avenir n’existait plus, on ne se projetait plus que sur une journée au maximum. La période la plus dure fut sans aucun doute notre stage dans le service de Neuro de Necker. Enfermé dans une petite salle surchauffée prêt du lit à barreaux de Nathan, surveillant ses moindres faits et gestes, entouré de bruits des différentes machines chargées de contrôler les constantes des enfants. Puis au fur et à mesure que l’on surmontait nos galères et que nous nous sommes mis à revoir le jour, on se fixait des objectifs plus lointain: la semaine voir même des mois! Le truc de fou quoi. Mais soyons honnête, nous n’avons toujours pas refranchi le cap de la projection sur plusieurs années. C’est encore trop compliqué.
C’est malgré tout pendant ces 15 jours difficiles que j’ai pu prendre conscience de plusieurs échelles. L’échelle du temps tout d’abord. Le temps ne s’écoule définitivement pas de la même manière lorsque vous êtes proche de votre enfant malade dans un hôpital que lorsque vous êtes en train d’en profiter tranquillement dans un parc par une belle journée ensoleillée. Cela vous permet plus tard d’apprécier alors bien davantage ces petits moments lorsqu’ils se présentent à nouveau.
Mais ce rapport au temps est bien plus vaste que je ne le pensais à l’époque pour Nathan. On nous avait prévenu: “Nathan va évoluer à son rythme” qu’ils disaient. Oui mais quel rythme? Personne ne le sait malheureusement. Et encore moins lorsque vous êtes classifié dans une maladie orpheline et inconnue. Par définition, il faut savoir que l’avenir est totalement imprévisible pour vous. Et même avec des pouvoirs Jedi! Yoda le disait d’ailleurs lui-même “Difficile à voir. Toujours en mouvement est l’avenir.” Je n’essaie donc pas. Si même Yoda n’y arrive, je suis mal barré pour réussir.
Sauf, qu’en parallèle, on vit dans une société où tout va à 100 à l’heure. Tout est réseaux sociaux et vous êtes au courant de n’importe quelle bêtise dans la seconde où cela arrive. Pire, je travaille dans l’informatique. Tous les jours, mon cerveau est sollicité par une masse de nouvelles informations. Je suis dans l’effervescence permanente. Nathan lui évolue sur une échelle de temps qui n’a rien à voir avec tout cela. On a mis beaucoup de temps à l’accepter et je pense que nous avons toujours du mal à la digérer. Pourtant, elle lui convient parfaitement. Il lui a fallut 3 ans pour savoir s’assoir tout seul mais il ne voit pas où est le problème lui. Et puis, franchement, même s’il ne parle pas, il m’a avoué que les réseaux sociaux et la téléréalité, ça lui passe au dessus de la tête: “c’est de la connerie tout ça, papa”.
En fait, le vrai problème est que notre société nous impose une image de la normalité. Votre enfant ne marche pas à 9 mois? Vite consultez un pédiatre! Il ne maitrise pas 2 langues à 2 ans et n’a pas encore écrit sa première symphonie? Mais qu’avez-vous fait de lui?!? Que va-t-il faire de sa vie ce pauvre bonhomme? Bref, ce besoin stupide de compétition à outrance nous pète encore plus à la figure avec un enfant handicapé. Pendant que certains parents sont obsédés par le QI de leur rejeton, nous, on aimerait juste qu’il sache un jour se déplacer par lui-même ou qu’il me dise simplement un jour “papa”.
Nous étions donc très en colère au début lorsque certains partageaient leur peine avec nous alors que leurs problèmes nous paraissaient si dérisoires par rapport aux nôtres. Mais après réflexions, je me suis dit: qui suis-je pour les juger? pourquoi ma vie serait-elle plus compliquée que la leur? C’est là que j’ai pris conscience d’une autre échelle. L’échelle de la souffrance ou du niveau de galère.
Certaines mamans que j’ai pu croiser devenaient hystériques lorsque leur petit devait avoir une petite opération bégnine, devait porter une paire de lunettes ou parce qu’il avait une petite gastro. Au début j’avais envie de les gifler mais je me suis alors rendu compte que c’était tout simplement l’évènement le plus “grave” qui leur était arrivé. Sur leur échelle donc, ce problème était tout en haut de la pile. Devrais-je leur reprocher d’avoir eu une vie tellement idyllique que le moindre petit souci devienne une catastrophe pour elles? Clairement pas. Mais j’aimerais que de temps en temps, ces mêmes personnes prennent mesure des galères des autres pour relativiser un minimum leurs tracas quotidien et prendre conscience que tout cela n’est pas si grave. Je leur souhaite également de ne jamais voir leur échelle de souffrance dépasser ce stade.
Mais plutôt que m’ériger en donneur de leçon, je me suis dit qu’il fallait que j’applique cette règle à moi-même. D’ailleurs, nous l’appliquons en couple cette règle. Il suffit alors d’ouvrir les yeux et de partager les histoires des autres. Revenons à mes 15 jours de Necker. On faisait un roulement avec ma femme pour tenir. Je restais 2/3 jours au près de Nathan puis c’était à son tour de rester enfermée avec lui. Un soir, je lui passe le relais et je tente de quitter le bâtiment où nous étions. Manque de bol, je me trompe d’étage et j’arrive dans le service des enfants bulles. Je me suis pris une bonne claque dans la figure! Voir ces petits bouts cloisonnés dans cette bulle en plastique, imaginer les parents ne pouvant prendre leurs enfants dans leurs bras comme ils le souhaitent. Cela devait être dur. J’avais au moins le privilège de pouvoir faire des câlins à mon fils.
Depuis 7 ans, j’ai l’occasion de rencontrer nombre de familles et d’enfants handicapés. Il faut savoir que chaque handicap est unique et s’accompagne de son lot spécifique de galères. C’est le jeu ma pauvre Lucette!
J’ai pu alors prendre mesure que nous n’étions pas au plus haut de l’échelle de souffrance et de galères. J’ai croisé des enfants qui m’ont littéralement fendu le cœur. Je me suis alors dit que finalement, notre petit Nathan ne s’en sortait pas si mal. Alors l’idée n’est surtout pas de se dire qu’il y a toujours pire que soi. Non, surtout pas! Mais plutôt de mesurer, même dans la galère, la chance que l’on a.
Je terminerais par une dernière échelle, celle du bonheur. Celle-ci est à nouveau totalement relative et purement subjective. Elle est à nouveau fortement influencée par les dictâtes qui nous entourent. Pour certain, avoir la ligne va les rendre heureux au plus haut point ou inversement avoir l’impression d’être trop gros va les rendre malheureux comme les pierres. Pour leurs enfants, certains pensent devenir heureux en les voyant suivre telle ou telle trajectoire qu’ils auront eux-même défini. A notre niveau, cela nous afflige souvent mais à nouveau, je ne peux pas vraiment leur reprocher. Ils sont enfermés dans un système dont ils n’ont plus conscience. C’est la matrice en fait!
Dans le cas du handicap, je pense qu’il y a 2 échelles de bonheur à prendre en compte: celle des parents et celle de l’enfant. Dans mon cas, j’ai souvent l’impression d’être heureux malgré tout ce qui a pu nous arriver. On traverse souvent des périodes très dures mais j’arrive à être rempli de bonheur en découvrant les petits progrès et le courage de mon petit. Récemment ma femme m’a envoyé une vidéo de chez le kiné où il arrivait à presque faire du 4 pattes tout seul! J’étais totalement comblé. En ce moment même où j’écris ces lignes, il se balade dans son “éducator”, sorte de déambulateur pour les handicapés. Il avance de manière plus ou moins aléatoire dans le salon, rentre dans mes enceintes hifi qui coutent une fortune violemment mais ce n’est pas grave. Je suis heureux de le voir prendre un peu d’autonomie et se balader tout seul. Je trouve ça trop fort! Et comme je vous le disait dans le billet précédent, je pense que l’on est capable de se satisfaire de toutes ces petites choses. Notre rapport à la vie est souvent différent des autres. Nous sommes un peu moins enfermés dans la matrice que les autres. A nous de vous montrer le chemin pour en sortir.
Pour Nathan, c’est encore plus magique. A son échelle, je le sens vraiment totalement heureux. Il aime sa mère (et surement son père et son frère j’imagine ;)), s’éclate avec les jouets les plus simples au monde (une bouteille de lait, un couvercle de petit pot) et adore éclater ses canards dans son lit. Alors cela peut vous paraitre dérisoire mais pour lui, c’est juste une vie de dingue! Sa propre perception du bonheur est radicalement différente de la nôtre. Il n’est pas sujet à des règles pré-établies, il profite juste de la vie telle qu’elle lui a été donnée.
Bref, nous vivons tous dans une échelle de temps et de bonheur différente. Apprenez à vous repérer dans ces échelles et partagez celles des autres. Vous aurez tout à y gagner et vous serez peut-être en mesure de percevoir les choses de manière différente.